Actualité G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 1 2 s e p t e m b r e 2 0 1 7 - N O 3 0 1 1 CONSTITUTIONNEL Le droit est-il en train d’étouffer la démocratie ? 302w0 Entretien avec Bertrand Mathieu, professeur à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1), vice-président de l’association internationale de droit constitutionnel, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature Bertrand Mathieu Certes inséparable de la démocratie, le droit n’est-il pas en train de se dresser contre elle au risque de la détruire ? C’est la question stimulante que pose le constitutionnaliste Bertrand Mathieu dans son essai Le droit contre la démocratie ? Ce livre poursuit la réflexion entamée par l’auteur en 2015 sur l’évolution de nos institutions dans Justice et politique : la déchirure ? Gazette du Palais : Le titre de votre dernier livre, Le droit contre la démocratie ?, interpelle. En quoi le droit peut-il être opposé à la démocratie ? Bertrand Mathieu : L’idée de ce livre est ancienne et part de la volonté de comprendre la désaffection qui frappe la démocratie. Les citoyens oscillent entre révolte et désintérêt parce qu’ils s’aperçoivent que le vote n’embraye plus sur la décision politique. Le droit est la condition de la démocratie et il détermine les modalités de son exercice mais il peut, en cas de dérive, l’encadrer et la contraindre de telle manière qu’elle soit étouffée. Gaz. Pal. : Pourquoi et comment ce déséquilibre s’opère-t-il ? B. Mathieu : L’une des causes est le développement du droit supranational. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur à l’égard de l’Union européenne – je suis au demeurant convaincu de l’intérêt de l’Europe –, mais d’un simple constat. On estime que près de 80 % de la législation nationale est directement ou indirectement contrainte par le droit européen. Or, contrairement à une idée reçue, ce droit n’est pas produit démocratiquement. Une démocratie suppose en effet l’existence d’un peuple, sur un territoire, doté d’un État au sein duquel l’exercice des pouvoirs est organisé sous une forme démocratique. Or, il n’y a pas d’État européen, pas plus que de peuple qui prendrait des décisions. Certes, le Parlement européen est élu mais cela ne suffit pas à faire de l’Union européenne une démocratie. Plus largement, les citoyens ont très bien compris que les décisions, voire les choix de société, sont prises par des oligarchies juridictionnelles (notamment la Cour européenne des droits de l’Homme), économiques ou financières dépourvues de légitimité démocratique. En d’autres termes, la règle de droit à laquelle nous nous soumettons est le produit de puissances non démocratiques. Et le même phénomène peut être observé au niveau national avec le développement des autorités administratives indépendantes qui, elles aussi, édictent des normes en dehors du cadre démocratique. Gaz. Pal. : Dans votre livre, vous dénoncez surtout l’hypertrophie des droits de l’Homme. Pourtant, plus les droits individuels s’élargissent et gagnent en intensité plus cela incite à considérer qu’une démocratie est saine et évoluée… B. Mathieu : Mais c’est en réalité le contraire ! Aucune société ne se bâtit durablement sur l’individualisme. Une erreur courante consiste à considérer que démocratie et droits de l’Homme forment un tout indissociable. En réalité, les droits fondamentaux sont simplement les valeurs sur lesquelles les démocraties libérales ont décidé de s’appuyer. Poussés à l’extrême, ils mènent nécessairement à l’éclatement de la notion d’intérêt général. À partir du moment où une société est fondée sur des individus pour lesquels tout désir devient un besoin et tout besoin devient un droit, on n’arrive plus à formuler un intérêt général. Or la formulation de l’intérêt général est l’objet même du jeu démocratique. Les droits fondamentaux tels qu’ils sont interprétés font prévaloir jusqu’à l’absurde la primauté de l’individu sur le collectif. Et ces droits entrent en conflit les uns avec les autres. Plus vous étendez la liberté de la presse, plus vous réduisez le droit au respect de la vie privée et inversement. La notion de progrès est donc largement illusoire puisque les avancées obtenues par les uns pèsent sur les autres. Les rapports sociaux ne s’insèrent plus dans une dimension collective, historique et institutionnelle, mais se réduisent à des relations interindividuelles et les institutions ne sont plus que des prestataires de services et de droits 302w0 Actualité 1 2 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 1 2 s e p t e m b r e 2 0 1 7 - N O 3 0 individuels. De fait, la démocratie ne parvient plus à assurer la stabilité et un certain bien-être collectif. Mais comme les individus ont toujours besoin de se retrouver ensemble, ils reforment des communautés à l’intérieur de la communauté nationale qui s’est désagrégée, c’est le communautarisme. Et le paradoxe final, on le voit bien avec l’Islam politique, c’est qu’une communauté peut mettre en cause la conception même des droits de l’Homme. Le système débouche sur une impasse. Il est incapable de gérer le rapport individu, communauté, intérêt collectif. Il perd toute cohérence. “ La conception quasi religieuse des droits de l’Homme aboutit à limiter la liberté d’expression” Gaz. Pal. : Vous allez même plus loin en évoquant une véritable idéologie des droits de l’Homme dressée contre la démocratie… B. Mathieu : Cette conception quasi religieuse des droits de l’Homme aboutit à limiter la liberté d’expression, pourtant indispensable à la démocratie. Les lois mémorielles, la pénalisation de certaines opinions, la pression du politiquement correct constituent une nouvelle forme de censure qui, sous couvert de protéger les droits fondamentaux, ne fait que conforter l’idéologie d’une élite intellectuelle et politique auto-proclamée. Les droits de l’Homme dont l’objectif à l’origine consiste à protéger les individus contre l’État sont devenus un outil d’un totalitarisme d’autant plus dangereux qu’il s’insinue progressivement sous la forme d’une police de la pensée. Gaz. Pal. : Le juge en tant que gardien de ces droits hypertrophiés devient lui-même un facteur de déstabilisation de la démocratie, estimez-vous… B. Mathieu : La fonction du juge est d’abord d’appliquer la loi, mais il devient aujourd’hui presque exclusivement le défenseur du citoyen contre l’État. Et ça aussi, c’est un élément d’affaiblissement de la démocratie dans la mesure où la justice est en principe un pouvoir de l’État et non un pouvoir dans l’État. On l’a vu lors des dernières élections présidentielles. L’affaire Fillon a soulevé deux questions essentielles liées au respect de la séparation des pouvoirs. D’abord la justice est intervenue au sein de l’Assemblée nationale sans obtenir l’autorisation de son bureau. Ensuite, s’il est vrai qu’aucune règle n’impose aux juges une retenue en période électorale, une suspension du temps judiciaire en période électorale relève de la logique même de la séparation des pouvoirs. Cette situation a conduit à une exacerbation du conflit entre les pouvoirs qui n’est pas satisfaisante. La justice est en passe de devenir un contre-pouvoir à l’État. Or, la conception d’un juge bras armé de la société, ou de l’individu, contre l’État est profondément anti-démocratique. Gaz. Pal. : La démocratie participative pourrait-elle être la solution ? B. Mathieu : En théorie, c’est une belle idée puisqu’il s’agit d’associer le peuple aux décisions. Mais en pratique, le plus souvent, ça ne marche pas car ce sont les militants, les lobbys, qui s’expriment et non pas le peuple dans son ensemble. On l’a vu à l’occasion d’une question sur la fin de vie. Qui s’est exprimé ? Les pro et les anti-euthanasie. Ce qui nous ramène à un système oligarchique dans lequel s’expriment uniquement ceux qui savent et d’où sont exclus ceux qui ne vont ni sur internet ni aux conférences citoyennes. En revanche, cette participation peut éventuellement fonctionner au niveau local. Gaz. Pal. : Mais alors, comment remettre la démocratie sur les rails ? B. Mathieu : Je suis globalement assez pessimiste, mais on peut quand même tenter d’imaginer des solutions. Je crois à la nécessité de l’Union européenne mais il faut clarifier ce qui relève de la compétence de l’Union et ce qui appartient aux États afin que les électeurs sachent clairement lorsqu’ils votent ce que la personne qu’ils élisent aura le pouvoir de faire concrètement. Une autre solution consiste à raviver le référendum, à condition bien sûr que la question soit dépourvue d’ambiguïté et que l’on tienne compte du résultat du vote, ce qu’on a refusé plusieurs fois de faire pour Notre-Dame-des-Landes, la Grèce, ou encore la construction européenne. À l’inverse, je ne crois pas que la pétition constitue réellement un remède en raison de son manque de transparence, ce qui nous ramène au problème de la démocratie participative et donc à l’oligarchie. Mathieu B., Le droit contre la démocratie ?, L.G.D.J., coll. Forum, juin 2017 Propos recueillis par Olivia Dufour 302w0