De quoi le mouvement des « gilets jaunes » est le révélateur ?
Le mouvement des « gilets jaunes » et les débordements qui l’accompagnent sont révélateurs de trois phénomènes différents, mais concomitants.
Le premier qui s’est exprimée par les dégradations apportées à des lieux symboliques, en tout premier lieu l’Arc de triomphe, traduit l’existence au sein de la société de groupes d’individus totalement déracinés, désinscrits de l’histoire de la Nation, de ses valeurs et donc de son avenir. Si piller des magasins de luxe ou brûler des voitures relève d’un vandalisme qui a toujours existé, les dévastations des lieux dans lesquels s’inscrivent à la fois la légitimité institutionnelle et la communion nationale sont des actes de sauvagerie, c’est-à-dire des actes de rupture avec la culture. C’est d’une crise de civilisation qu’ils témoignent.
Le second phénomène concerne le mouvement des « gilets jaunes » lui-même. Parti d’une classique révolte fiscale, il traduit la rupture profonde entre les élites qui gouvernent et le Peuple, entre le centre et la périphérie, entre des individus en mouvement dans la mondialisation et d’autres ancrés dans un territoire. Ce phénomène a été depuis quelques années annoncé et décris par quelques analystes lucides. Il était patent pour qui a été conduit à côtoyer ces deux mondes. Il se manifeste aujourd’hui à nous avec la force de l’évidence. L’impossible dialogue entre les « gilets jaunes » et les responsables politiques traduit la relative impuissance des élus. Le vote est déconnecté de la décision, car cette décision échappe pour une large part aux élus. Les décisions essentielles sont prises par les institutions supranationales, les organes indépendants, notamment en matière financière, auxquels les États ont confié les clés du pouvoir, les Organisations non gouvernementales, les agences de notation, les juges, les entreprises multinationales, les maîtres des réseaux internet… La révolte est celle d’un Peuple qui voit son destin lui échapper. Ce mouvement est donc d’abord un révélateur. Les débats organisés entre des « gilets jaunes » et des élus sur les plateaux de télévision ou dans les studios de radio traduisent le fait que les fils de la communication sont rompus. Surtout ils permettent à des individus condamnés au silence de s’exprimer, non pas brièvement, comme des alibis, pour poser à responsable politique, une question à laquelle ils recevront une réponse stéréotypée sans possibilité de débat, comme dans les émissions politiques classiques, mais d’échanger à égalité avec leurs interlocuteurs. Une parole souvent désordonnée, mais une parole neuve, une parole enracinée dans la réalité d’un territoire et d’un vécu, une parole concrète. Les règles du jeu ne sont plus les mêmes d’où le malaise des commentateurs et des responsables politiques. Les discours lénifiants habituels ne fonctionnent plus. Les participants au mouvement qui s’expriment ne reconnaissent plus les élus comme leurs représentants. C’est d’une crise de la démocratie qu’ils témoignent.
Par ailleurs, plus indirectement, ce mouvement traduit l’échec d’une conception hyper-individualiste et moralisatrice des droits de l’homme qui profite d’abord aux communautés sexuelles, religieuses, minoritaires mais qui ne répond pas aux exigences d’égalité et de liberté de la plus grande partie des citoyens. Le débat au Parlement sur l’interdiction de la « fessée », en pleine crise politique d’une gravité sans précédent, ou presque, est de ce point de vue surréaliste. De la même manière le multiculturalisme et une ouverture incontrôlée à l’immigration fragilisent une société confrontée à de réelles difficultés matérielles et sommée de s’adapter à d’autres modes de vie, d’autres valeurs, sous peine de se voir dénoncée comme raciste ou condamnée au nom d’une des multiples phobies que recèlent le code pénal. Au lieu d’accueillir dignement des étrangers victimes de persécutions, on tolère que des familles immigrées vivent dans la rue sans que les éléments les plus essentiels de leur dignité ne soient respectés. De la même manière une conception punitive de l’écologie va contribuer à ruiner un combat essentiel. Dans les villes cohabitent des très riches, des « bobos » pétris de bons sentiments qui ne leur coûtent guère et qui les rend aveugles au monde qui les entourent et des humains dans la détresse, que plus personne, ou presque, ne regarde. Dans les lotissements périphériques des villes de province, cohabitent les quelques paysans qui restent, confrontés à un travail harassant et des difficultés multiples, et des gens qui travaillent, utilisent leurs voitures pour aller travailler, ne sont pas racistes, ou pollueur, par nature, mais sont d’abord confrontés aux difficultés de boucler leur fin de mois. C’est d’une crise sociale que ce mouvement est révélateur.
Crise de civilisation, crise démocratique, crise sociale, la gravité et la profondeur du phénomène rendent très incertaines les solutions. Elles ne sont pas essentiellement institutionnelles, la solidité des institutions de la V° République reste un des rares point d’ancrage. En revanche, il convient de réinstiller de la démocratie directe dans leur fonctionnement, de revenir à la logique première de la Constitution qui donnait une place centrale au Peuple. Si le référendum est un outil difficile à manier en pleine crise, un recours rationnalisé et plus fréquent à cette procédure qui permet une connexion directe entre le vote et la décision, peut être un élément de réponse. Il faut également repenser profondément la répartition des compétences entre les collectivités territoriales, l’État, les institutions européennes, les organes internationaux. Il s’agit d’abord de rendre lisibles les décisions politiques et d’assoir la légitimité de ceux qui les prennent. Or en démocratie cette légitimité est d’abord populaire. Mais l’appel à un pouvoir autoritaire peut être un débouché plus immédiat. Il est à craindre. En dénoncer la perspective ne suffira en tous cas pas à l’écarter.
Bertrand MATHIEU
Professeur agrégé des facultés de droit
Auteur de « le droit contre la démocratie ? », Lextenso, 2017