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24 mars 2025 1 24 /03 /mars /2025 16:03

LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS

Page 518 © LEXISNEXIS SA - LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 12 - 24 MARS 2025

357

ÉTRANGERS

357 La réforme du droit de l’immigration

par référendum est-elle possible ?

Alors que le président de la République

suggère, implicitement, le

recours au référendum pour revivifier

une démocratie bien mal en point, une

partie de la classe politique et, notamment

le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau,

saisissent la balle au bond pour proposer

qu’un référendum porte sur l’une des questions

au coeur du débat politique, à savoir

l’immigration.

Deux arguments sont invoqués pour faire

obstacle à ce projet : les questions relatives à

l’immigration ne seraient pas de celles sur

lesquelles on peut interroger les français

par la voie du referendum de l’article 11 de

la Constitution et, d’autre part, le Conseil

constitutionnel pourrait contrôler, a priori,

à la fois le respect de ces exigences et la substance

de la question posée.

Ces deux arguments méritent pour le moins

d’être nuancés.

D’une part, l’article 11 de la Constitution

dispose qu’un projet de loi référendaire peut

porter sur des réformes relatives à la politique

sociale de la Nation. Des dispositions

portant, par exemple, sur l’acquisition de la

nationalité ou sur le droit d’asile, peuvent

être considérées comme entrant difficilement

dans ce cadre. En revanche, toutes les dispositions

relatives aux aides sociales attribuées aux

étrangers sont susceptibles d’être soumises à

référendum.

D’autre part, la question est débattue de savoir

si le Conseil constitutionnel pourrait contrôler

la constitutionnalité du projet de loi soumis

à référendum. Une réponse affirmative lui

permettrait alors de faire obstacle à une révision

constitutionnelle engagée selon la procédure

de l’article 11 de la Constitution, mais

aussi à des dispositions législatives ordinaires

qu’il jugerait contraires à la Constitution.

S’agissant du contrôle susceptible d’être exercé

par le Conseil constitutionnel, sur un projet

de loi que le président de la République décide

de soumettre à référendum, la question doit

être examinée de deux points de vue.

Le premier, porte sur le contenu de la disposition

soumise à référendum. Ainsi le Conseil

constitutionnel a, par exemple, dans sa décision

2024-6 RIP (Cons. const., 11 avr. 2024,

n° 2024-6 RIP, proposition de loi visant à

réformer l’accès aux prestations sociales des

étrangers), fait obstacle à l’engagement d’une

procédure de référendum d’initiative partagée

(RIP), pour laquelle son contrôle est prévu

par la Constitution, au motif que la mise en

place de nouvelles conditions à l’attribution

de prestations sociales en faveur des étrangers

contrevenait au principe constitutionnel de

solidarité. Il a également jugé que le principe

de fraternité interdisait de pénaliser l’aide

apportée aux étrangers en situation irrégulière

(Cons. const., 6 juill. 2018, n° 2018-

717/718 QPC : JurisData n° 2018-011995 ;

JCP G 2018, doctr. 876, Étude M. Borgetto).

On pourrait citer d’autres décisions visant à

faire obstacle à toute réforme de fond du droit

de l’immigration, mais ces deux exemples

démontrent la manière dont le Conseil

constitutionnel construit une jurisprudence

très contraignante, au nom d’un état de droit

dont il définit la substance à partir de références

constitutionnelles particulièrement

générales. En effet, la solidarité s’exerce, selon

la Constitution, à l’égard des français (Préambule

de 1946, al. 12) et la fraternité concerne

les rapports avec les peuples d’outre-mer.

Dans ce dernier cas, le Conseil fait également

référence à la devise de la République, mais

il faudrait alors considérer que le principe

d’égalité s’applique aux étrangers en situation

irrégulière comme aux français, ce qui ouvre

des perspectives vertigineuses !

Le second, porte sur la compétence du Conseil

constitutionnel pour contrôler la décision

du président de la République de recourir à

la procédure référendaire et la substance du

texte proposé. À partir de sa décision Hauchemaille

(Cons. const., 25 juill. 2000,

n° 2000-21 REF), et selon un raisonnement

repris dans sa décision 2024-57 ELEC (Cons.

const., 12 sept. 2024, n° 2024-57 ELEC),

le Conseil constitutionnel a rappelé que « il

résulte de l’article 46 de l’ordonnance portant

loi organique du 7 novembre 1958 que

ses attributions ont un caractère consultatif

en ce qui concerne l’organisation des opérations

de référendum », mais que « en vertu

POINTS-CLÉS ➜ L’article 11 de la Constitution permet l’organisation d’un référendum portant

sur les politiques sociales en matière d’immigration Contrairement à ce qui est souvent

soutenu, le Conseil constitutionnel n’est pas juridiquement compétent pour se prononcer sur

la constitutionnalité du texte soumis à référendum

Bertrand Mathieu,

professeur émérite de l’université

Paris1 Panthéon Sorbonne,

ancien Conseiller d’État (S.E.)

Page 519

LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS 357

LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 12 - 24 MARS 2025 - © LEXISNEXIS SA

de la mission générale de contrôle de la

régularité des opérations référendaires qui

lui est conférée par l’article 60 de la Constitution,

il [lui] appartient(…) de statuer sur

les requêtes mettant en cause la régularité

d’opérations à venir dans les cas où l’irrecevabilité

qui serait opposée à ces requêtes

risquerait de compromettre gravement l’efficacité

de son contrôle des opérations référendaires,

vicierait le déroulement général

du vote ou porterait atteinte au fonctionnement

normal des pouvoirs publics ». C’est

à partir de cette dernière hypothèse, le risque

d’une atteinte au fonctionnement normal des

pouvoirs, que certains commentateurs, mais

aussi l’ancien président du Conseil constitutionnel,

Laurent Fabius (qui ne peut s’être prononcé

qu’à titre personnel), ont considéré que

le Conseil constitutionnel pourrait contrôler la

constitutionnalité d’un projet de loi soumis à

référendum. Pour résumer, le Conseil n’a pas

de compétence pour juger de la décision du

président de la République de soumettre un

projet de loi à référendum (comme le Conseil

constitutionnel l’avait reconnu en 1962), mais

il récupérerait cette compétence au travers du

contrôle de la régularité formelle du décret de

convocation des électeurs !

Si de nombreux arguments peuvent être opposés

à la constitutionnalité de la révision de

la Constitution par la voie de l’article 11 (c’està-

dire sans intervention du Parlement), la

Constitution n’attribue aucune compétence au

Conseil constitutionnel pour censurer la décision

du président de la République de recourir

au référendum. Trois arguments peuvent être

invoqués à l’appui de cette affirmation.

Premièrement, le Conseil constitutionnel a

une compétence d’attribution. Il ne dispose

pas d’une compétence générale pour veiller

au respect de la Constitution. C’est d’ailleurs

ce que le Conseil rappelle lui-même dans

sa décision 2024-60 ELEC du 12 septembre

2024 : « La compétence du Conseil constitutionnel

est strictement délimitée par la

Constitution. Elle n’est susceptible d’être

précisée et complétée par voie de loi organique

que dans le respect des principes posés

par le texte constitutionnel. Le Conseil

constitutionnel ne saurait être appelé à se

prononcer dans d’autres cas que ceux qui

sont expressément prévus par la Constitution

ou la loi organique ». L’argument selon

pu constituer l’occasion d’établir un contrôle

par le Conseil constitutionnel de la décision

du président de la République de soumettre

un projet de loi à référendum, tel n’a pas été le

cas et des amendements en ce sens ont été rejetés.

Or le débat était déjà posé puisqu’à la fin

de son second mandat, et à l’occasion d’une

interview à la revue Pouvoirs (avril 1988), le

président Mitterrand avait considéré que la

procédure de l’article 11 pourrait être utilisée

pour réviser la Constitution.

Troisièmement, un contrôle du Conseil constitutionnel

est prévu pour les référendums d’initiative

partagée, alors que tel n’est pas le cas

« La Constitution n’attribue aucune

compétence au Conseil constitutionnel

pour censurer la décision du président de la

République de recourir au référendum. »

lequel, à défaut, il n’existerait pas de contrôle

juridictionnel sur la décision du président de

la République est, peut-être, politiquement

recevable, juridiquement il ne l’est pas. En la

matière, l’article 5 de la Constitution fait du

président de la République le garant du respect

de la Constitution (sous le contrôle du

Parlement réuni en Haute-Cour qui pourrait

le destituer en cas de violation grave de la

Constitution).

Deuxièmement, si les différentes réformes

constitutionnelles visant l’article 11 auraient

pour les autres procédures de l’article 11. L’argument

a contrario, s’impose en la matière.

Si le Conseil constitutionnel s’opposait à la tenue

d’un référendum sur la politique de l’immigration,

spécifiquement dans son aspect

social, il réaliserait un véritable « coup d’état

juridictionnel », ouvrant une crise grave dans

ses rapports avec le pouvoir politique.

En réalité, la décision est entre les mains du

gouvernement (qui dispose du pouvoir de

proposition) et du président de la République

(qui détient un pouvoir de décision).

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27 février 2025 4 27 /02 /février /2025 09:30
Un nouveau libre pour en débattre
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24 juin 2024 1 24 /06 /juin /2024 10:14

Questions sur la fédéralisation de l’Union européenne

 

Si la nature de l’Union européenne répond difficilement aux critères juridiques qui permettent de définir une fédération, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une structure en voie de fédéralisation sans que cette évolution ne soit, en l’état, le fruit des traités, ni qu’elle s’inscrive dans une logique démocratique. La Cour de justice de l’Union européenne joue un rôle déterminant en la matière. Par ailleurs deux phénomènes accentuent ce mouvement :le développement des compétences financières et le recours aux « valeurs de l’Union ».

 

Mots clés :  fédération, Cour de justice de l’Union européenne, Budget européen, valeurs , état de droit

 

La doctrine, européaniste ou constitutionnaliste, produit des analyses discordantes sur la nature juridique de l’Union européenne. La référence aux catégories existantes s’avère décevante ou approximative, d’où la tentation, tout aussi approximative, à laquelle nous cédons, de parler d’un ordre juridique sui generis. Il n’en reste pas moins que confronter la structure européenne aux catégories existantes est l’un des moyens permettant de mieux appréhender sa nature. Il convient cependant de s’inscrire dans une logique dynamique.

 

L’Union européenne est-elle une structure de nature fédérale ?

 

Plusieurs structures politiques peuvent être invoquées, notamment l’empire, la confédération et la fédération. C’est cette dernière structure, ou ce modèle de structuration, que nous prendrons en compte ici.

 

La perspective d’un État fédéral, ou d’une fédération, ce qui est plus réaliste, a souvent a souvent été invoquée pour caractériser la voie vers laquelle se dirige l’Union européenne.

 

L'acte fondateur d'un État fédéral est une Constitution (et non un traité, comme dans la Confédération). Les entités fédérées y organisent (par une Assemblée constituante) les institutions du nouvel État et répartissent les compétences entre l'Union (c'est-à-dire l'État central) et les États fédérés.

L'État fédéral est caractérisé par la superposition de deux ordres juridiques : les citoyens sont soumis à la fois à un droit élaboré par l'État fédéral et à un droit émanant de son État fédéré. Aussi, alors que le droit fédéral s'applique à tous les citoyens, ceux-ci, dans les domaines attribués aux États membres, sont soumis à des règles qui peuvent varier profondément d'un État fédéré à l'autre.

D'un système à l'autre, les domaines ouverts à l'intervention des partenaires changent ; la Constitution fixe les règles de la répartition des compétences entre eux, mais les États fédérés n'ont jamais la plénitude de compétences propre à l'État souverain. En entrant dans la Fédération, ils ont dû sacrifier des attributions, les abandonner à l'Union.

 

La fédération ne prend cependant pas nécessairement une forme étatique. selon Olivier Baud la fédération peut ne pas être un état fédéral mais une association fédérative, ou un ordre politique sans souveraineté. Selon lui, le concept de souveraineté est inadéquat pour penser le phénomène fédéral car la fédération présuppose, à l'inverse de l'unité de la souveraineté une dualité de puissance : la puissance fédérale et les puissances fédérées. On relèvera de ce point de vue, que si l’idée d’une souveraineté partagée est conceptuellement impossible, au regard de son caractère indivisible, il est concevable de partager l’exercice de compétences qui relèvent de la souveraineté.  

 

Comme le relève O. Beaud, l'homogénéisation politique est une loi historique des fédérations. De ce point de vue, la prise en compte du processus fédéral aux Etats-Unis est intéressante.

Aux États-Unis la fédération d'Etats s'est constituée à un moment où les treize colonies n'avaient pas encore d'armature institutionnelle forte, ni d'histoire politique longue. Il ne s'agissait pas pour ces Etats de se déprendre de leur souveraineté mais plutôt de la renforcer en s’unissant[1] . Lors de la constitution des Etats d’Amérique et dans l’esprit même de la Convention de Philadelphie, la fédération n’est pas conçue comme un Etat. Le gouvernement fédéral n’est pas un Etat mais le gouvernement d’une fédération d’Etats. L’évolution de ce système résulte, pour reprendre les termes d’Elisabeth Zoller, d’un « engrenage qui échappe à ses auteurs ». 

         Le mouvement de constitutionnalisation de l’ordre juridique fédéral, son « étatisation », est l’œuvre de la Cour suprême fédérale.

 

Il est possible de considérer que l’Union européenne est une  quasi-fédération caractérisé par l'expansion constante des compétences de l'Union européenne, l'élargissement des matières où est admis le vote à la majorité qualifiée, et la suprématie du droit communautaire, mise en œuvre par la Cour de justice.

 

Mais ce n’est pas juridiquement une fédération. D’abord, dans le Préambule des traités, prudemment, l’Union ne se détermine pas comme une fédération. Il n’est pas fait référence à l’existence d'une union politique, même si l'on pourrait prétendre qu'une union des peuples de l'Europe ne saurait être que politique. L’Union est censée être de plus en plus étroite, mais il n'est pas précisé quel serait-ce type d'unité.

Par ailleurs,  la reconnaissance d'un droit de retrait, propre à tout un membre et qui lui est reconnu par le traité est aussi étranger au pacte fédératif.

Mais surtout ce qui sépare l'Union d'une véritable fédération c'est que les institutions de l'Union ne disposent pas de la compétence de décider en dernier ressort ou de de modifier la Constitution. les États membres ont conservé la compétence de la compétence. Ils disposent d’un droit de veto lorsque leurs intérêts fondamentaux sont en jeu.

 

Ainsi, il est permis de considérer que l'Union européenne est ni une confédération ni une fédération mais une forme mixte. Elle associe certaines modalités confédérales (Conseils européens) à certaines modalités fédérales (Commission, Parlement, Cour de justice et Banque centrale européenne).

 

 

Les outils de la « fédéralisation » de l’Union européenne

 

Cette fédéralisation s’opère, indépendamment des traités ou de la volonté des Etats membres, essentiellement sous l’influence de deux facteurs : le rôle joué par la Cour de justice de l’Union européenne  et les opérations budgétaires et financières.

 

*l’action « fédérative » de la Cour de justice de l’Union européenne

Les deux grands principes structurant du droit européen, l'applicabilité directe et la primauté du droit de l’Union, ont été établis par la Cour de justice de l’Union européenne (alors Cour de justice des Communautés européennes)[2].

 

De manière générale, la Cour de justice interprète extensivement les compétences de l’Union en faisant référence à la théorie des compétences implicites[3].

Par ailleurs, grâce à la procédure du renvoi préjudiciel, l'Union européenne s'est dotée d'une arme très efficace pour maintenir l'unité du droit européen dans le ressort des États membres. C'est un des domaines où le phénomène de la fédéralisation est le plus accentué.

Si la règle de l’unanimité s’applique lorsque les intérêts vitaux de l’Etat sont en jeu, c’est, in fine, la Cour de justice qui décide de la question de savoir si de tels intérêts sont en jeu.

 

Ainsi, le mouvement de fédéralisation de l’ordre juridique fédéral, est l’œuvre de la Cour de justice qui se pose en cour suprême fédérale.

Cependant la Cour de justice de l’Union européenne ne peut être considérée comme une véritable Cour constitutionnelle[4]. En effet, l’objet d’une cour constitutionnelle, est notamment d’assurer la suprématie de la Constitution à l’égard de tous les organes de l’État et des citoyens. Or dans de nombreux Etats, notamment en France, le droit européen prévaut sur la loi nationale, non pas en vertu de la norme européenne, mais en vertu de la norme constitutionnelle nationale.

 

*La fédéralisation budgétaire et financière

Pour faire face à des circonstances exceptionnelles sur le plan économique ou financier, les institutions européennes se sont vues investies de missions nouvelles, parfois de manière subreptice, voire contra legem[5], parfois de manière explicite, à la demande des Etats membres[6]. En 2020, la Commission s’est vue investie, de la compétence pour émettre des titres de dette commune afin de financer un instrument temporaire pour la relance après la crise sanitaire appelé “Next Generation EU” et doté de 750 milliards d’euros[7].

De ce point de vue, la référence au fédéralisme américain est éclairante. Cette procédure est similaire à celle qu'avaient connu les États-Unis après la guerre d’indépendance quand les États fédérés avaient voulu se défausser des dettes de guerres sur l’Etat fédéral[8]. La création d’un Fonds de relance et de rachat des dettes étatiques par l’Etat fédéral américain en 1790 a renforcé le fédéralisme.

Cette procédure, utilisée à la suite de la crise de la Covid, constitue ce que l’on a pu appeler un mouvement « Hamiltonien ». En effet Hamilton avait défendu, dans les années 1780, la mutualisation des dettes de guerre entre les États confédérés dont les finances publiques étaient très disparates. Il est à craindre, ou à espérer, selon les points de vue, que cette décision ouvre la voie à la constitution d'une Europe politique qui, encore une fois, n’aurait pas été vraiment décidée.

 

*Les valeurs de l’Union : outil d’intégration européenne

L’Union européenne est à la recherche de son identité par la référence aux valeurs sur lesquelles elle s’estime fondée. En réalité, la référence à ces valeurs communes, dont la Cour de justice s’érige en gardienne, constitue un outil très efficace en vue d’une intégration qui dépasse très largement les objectifs de l’Union et qui contribue au développement des conflits entre l’Union et certains Etats qui entendent affirmer leur propre identité.

 

L’’Union européenne ne constitue pas un ordre juridique fondé sur le principe démocratique. Ne pouvant trouver sa justification dans des compétences de nature essentiellement économiques ou financières, l’Union européenne se réfère à des valeurs censées constituer son identité.

Faute de demos, l’Union fait référence à l’universalisme abstrait des droits fondamentaux.

Ainsi l’article 2 du TUE stipule que: « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

La portée des valeurs auxquelles il est fait référence doivent peu à une détermination par des organes politiques ,mais sont le fruit d’organes a-politiques, ou tout du moins a-démocratiques, Cour européenne des droit de l’homme, Commission de Venise du Conseil de l’Europe... Plus encore les O.N.G., dont l’appartenance à la « société civile » tient lieu de brevet de légitimité.

 

Parmi les valeurs de l’Union, le concept d’état de droit, concept valise, joue désormais, un rôle stratégique à la fois de délégitimation des fonctions régaliennes et de de légitimation des atteintes portées à la souveraineté nationale par les institutions européennes[9].

 

Indépendamment de la procédure, difficile à mettre en œuvre, de l’article 7 du traité, qui permet de sanctionner un État qui ne respecte pas les exigences de l’état de droit, notamment par une suspension du droit de vote, une autre procédure, plus simple et plus efficace, visant à imposer le respect de ce même principe, a été mise en œuvre, en dehors des dispositions prévues par le Traité.

 

Particulièrement topique, et s’inscrivant dans le sens de la fédéralisation budgétaire et financière, la conditionnalité de l'aide distribuée au titre du Fonds de relance au respect de l'état de droit permet à la Commission, en cas de violation de l'état de droit susceptible d'affecter la gestion des fonds ou les intérêts financiers de l’Union, de priver les Etats « coupables » des aides du plan de relance européen. Sont ainsi visées des « valeurs fondamentales de l’Union dont l'indépendance du pouvoir judiciaire ».

 

L’argumentation liée au bon fonctionnement de la justice est au cœur de la décision du 16 février 2022 (C-175/21) par laquelle la Cour de justice de l’Union européenne rejette le recours de la Pologne et de la Hongrie contre ce mécanisme de sanction qui habilite la Commission à suspendre les aides aux pays-membres ne respectant pas les « valeurs de l’Union ».

Le raisonnement de la Cour est porteur d’un élargissement des compétences de l’Union.

     La Cour pose le postulat selon lequel «les droits et pratiques des États membres devraient continuer de respecter les valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée ». Parmi ces valeurs, l’état de droit occupe, selon la Cour une place prééminente. Ainsi, l’état de droit n’est que le nom générique de l’ensemble des valeurs inscrites dans le traité et son respect, comme sa mise en œuvre, sont un fondement à l’intervention des institutions et au contrôle de la juridiction européennes. La la Cour écarte la réserve liée au respect des compétences étatiques relatives à leur structure constitutionnelle, marquant ainsi la subordination du droit constitutionnel des Etats, tant sur le plan de l’interprétation des valeurs communes qu’en ce qui concerne les questions institutionnelles, aux principes tels que définis préalablement.

 

 

 

 

 

Il est bien d’autres manifestations, fussent-elles moins emblématiques, de la manière dont la référence aux valeurs de l’Union sert d’appui à un élargissement de ses compétences.

 

Il apparait clairement que l’Union Européenne est à un tournant de son histoire. A la recherche de ses frontières, l’Europe est également confrontée aux défis d’un éventuel élargissement. La construction d’un nouveau modèle institutionnel et de nouvelles relations entre les Etats et l’Union visent à répondre à la nécessité de donner à l’Europe un avenir à la fois respectueux des identités nationales et facteur de puissance.

 

Bertrand MATHIEU

Professeur émérite de l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Cf. C. Spector, op. cité, p. 38

[2] Costa c. ENEL, 15 juillet 1964. Affaire 6-64 et van Gend & Loos 5 février 1963, Affaire 26-62.

[3] Accord européen sur les transports routiers du 31 mars 1971, Affaire 22-70.

[4] Pour une analyse d’ensemble sur cette question, cf. L. FAVOREU « Les cours de Strasbourg et de Luxembourg ne sont pas des cours constitutionnelles », in Mélanges Dubouis, Dalloz, 2002, p. 35 ; cf. également les analyses de H. GAUDIN, La Cour de justice, juridiction constitutionnelle ?, Revue des affaires européennes.

, 2000, p. 209 et s et de J.F. Flauss et de G. Drago in La constitution européenne : une Constitution ?, Revue des affaires européennes, 2001,2002, n°6, p. 703 et 721

[5] v. not. l’arrêt BVerfG5 mai 2020, 2 BvR 859/15.

[6] Cf. Arenas thèse précitée

[7] Cette somme est considérable à l’échelle de l’Union car elle représente près des 3/4 de son budget pluriannuel (2021-2017), soit environ 4 fois le budget annuel.

[8] Cf. H. Guaino, A la septième fois, les murailles tombèrent, 2023, p. 329

[9] Cf. J. E Schoettl, La notion européenne d’état de droit et les souverainetés nationales

https://www.fondation-res-publica.org/La-notion-europeenne-d-Etat-de-droit-et-les-souverainetes-nationales_a1487.html

 

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30 janvier 2024 2 30 /01 /janvier /2024 08:48

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14 mai 2023 7 14 /05 /mai /2023 09:31
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21 avril 2023 5 21 /04 /avril /2023 10:45
  1. champ constitutionnel témoin d’un monde en mutation

Texte de la conférence donnée par le Pr. Bertrand MATHIEU le 20 avril 2023

 

Le droit constitutionnel est à la fois le miroir et le cadre d’un monde occidental en mutation. Pourquoi parler du monde occidental ? Ce n’est pas parce que ce serait le seul modèle existant et possible, mais, d’une part, parce qu’il s’est défini comme modèle universel, et d’autre part, et paradoxalement, parce qu’il devient de moins en moins universel et qu’analyser les mutations dans un cadre plus large dépasserait largement l’objet de mon propos.

  1. partirai de quelques éléments juridiques propres au droit constitutionnel pour élargir le propos. Ils sont élémentaires, mais leur rappel est nécessaire pour mesurer le chemin parcouru.

 

-Constitution : éléments de définition

  1. Constitution est un acte de souveraineté. C’est au sein d’un État démocratique la règle qu’un Peuple se donne à lui-même.
  2. Constitution est formellement une norme juridique supérieure à l’ensemble des autres normes juridiques produites et applicables dans l’ordre juridique national. Cette suprématie est, en général, assurée par des mécanismes de contrôle juridictionnels La Constitution est élaborée selon une procédure spéciale faisant intervenir directement le Peuple, ou adoptée par ses représentants, le plus souvent selon une procédure particulière.

Sur le plan substantiel une Constitution contient plusieurs types de règles. D’une part des règles relatives au fonctionnement des institutions, d’autres part des règles relatives aux droits garantis aux individus et enfin des règles relatives aux valeurs autour desquelles s’ordonne la société nationale. La notion de peuple, ne se définit pas en fonction de considérations ethniques, mais par une adhésion volontariste à une histoire, à des valeurs et à un projet communs. Comme le relève Jean-Marc Sauvé, la Constitution exprime le lien indissoluble entre le passé d’une société et l’avenir qu’elle veut se donner. S’agissant des aspects institutionnels, la Constitution détermine la nature de l'État (par exemple Etat unitaire ou fédéral), le régime politique (par exemple régime parlementaire ou présidentiel), la nature des pouvoirs (par exemple existence, ou non, d’un pouvoir juridictionnel), la désignation des gouvernants (par exemple élection du Chef de l’État) et la définition de leurs compétences (par exemple répartition des compétences entre le législateur et le gouvernement). Par ailleurs, la Constitution exprime un certain nombre de valeurs (par exemple, l’égalité ontologique entre les hommes), pose un certain nombre de principes (par exemple la souveraineté nationale) et décline un certain nombre de droits (par exemple la liberté d’expression).

Les Constitutions se sont enrichies de nouvelles dispositions, lorsque la société a été confrontée à de nouveaux enjeux. En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, acte fondateur pré constitutionnel, établit le socle des libertés civiques et civiles.  Après la seconde guerre mondiale, le droit prend en compte les droits sociaux qui ont été élaborés dans le cadre de l’industrialisation. Protéger le citoyen et l’individu puis protéger le travailleur, tels ont été les enjeux de ces phénomènes constitutionnels. Aujourd’hui, l’homme est confronté à une instrumentalisation non plus de sa force de travail, mais de son corps lui-même. Il l’est également aux défis de la protection de l’environnement. De même, les questions économiques font irruption dans le champ constitutionnel.

 

-Les mutations du système politique et social

L’évolution du droit constitutionnel constitue le miroir, un peu déformant, des évolutions que connaît la société politique et civile. Ce sont, aujourd’hui, un certain nombre de questions et de constats qui surgissent, bousculant des certitudes bien établies.

Que dire d’un État qui perd peu à peu les prérogatives qui ont été sa marque constitutive, notamment la souveraineté? Comment analyser des nouveaux ordres juridiques qui disposent de prérogatives de pouvoirs publics sans être des Etats? Que penser d’une démocratie, dans laquelle le Peuple n’est plus seulement représenté, mais contrôlé par un juge? Comment intégrer l’idée selon laquelle un Peuple identifié à une Nation se dilue dans la reconnaissance de communautés, définies par leur langue, leur origine géographique, leur comportement sexuel ou leur religion ? Comment, dans ce contexte, exprimer une volonté générale, déterminer un intérêt général ? Comment faire vivre une démocratie sans identifier un Peuple? Les Constitutions s’épuisent dans la reconnaissance de droits individuels, parcellisés multipliés et souvent contradictoires. Pour reprendre une formule de Guy Carcassonne « l’état de droit s’épuise dans des tas de droits ». La loi, qui pose des règles, cède le pas à la jurisprudence qui tente de réguler la vie sociale, par une adaptation constante à une société mouvante, complexe et, finalement, assez indifférente à son destin. La construction transnationale et supranationale du droit subordonne le législateur national et participe à la montée en puissance du juge qui, dans cet univers globalisé, peut façonner avec une certaine liberté le système normatif de référence et agir en profondeur sur son évolution. La distinction entre la vie privée et la vie publique, entre l’ordre privé et l’ordre public tend à s’estomper…

Ce bouleversement du paysage social s’accomplit sans que des choix clairs soient opérés, sans qu’une volonté politique assumée se manifeste.

En réalité, la globalisation ne s’opère pas autour du respect des droits de l’homme comme certains ont pu le croire ou l’espérer, ou, plus exactement, derrière un discours assez convenu, axé sur les droits fondamentaux, se cachent des évolutions plus complexes. La logique des rapports entre les systèmes est d’abord économique. La crise financière nous l’a démontré. Les rapports redeviennent, à supposer qu’il n’en ait jamais été autrement, des rapports de puissance. A une société supranationale facteur de paix tendent à se substituer des logiques impériales. Le phénomène religieux redevient prégnant. S’agissant des droits fondamentaux la lutte contre les inégalités relatives au sexe et aux  mœurs supplante celle contre les inégalités sociales.

L’intervention de l’homme sur la fabrication de l’homme entrouvre la porte à un monde humain plus inégalitaire qu’il ne l’a jamais été, même si l’avenir n’est jamais construit comme prolongement du présent. Entre l’homme augmenté et l’homme fixé dans son humaine condition, le champ des discriminations est sans limites.

 

-Questions de terminologie

Il convient de se demander si à des concepts nouveaux ne devraient pas correspondre une terminologie nouvelle. La légitimité du pouvoir est-elle toujours réellement démocratique ? la souveraineté partagée est-elle concevable ? la notion de hiérarchie des normes suffit-elle à expliciter la construction de l’appareil juridique ? quelle est la place des autorités indépendantes dans les institutions ? peut-on parler de pouvoir exécutif, s’agissant de la fonction de détermination de la politique de la Nation? On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Une certaine paresse intellectuelle se conjugue parfois au conformisme idéologique pour garder les mêmes mots pour désigner une réalité qui n’est plus la même. Les juristes ont parfois une fâcheuse tendance à inscrire la réalité dans leurs schémas, plutôt que de tenter d’adapter leurs analyses à la réalité. La démocratie représentative n’est peut-être pas l’horizon indépassable des sociétés politiques, dans un système éclaté et technicisé, le pouvoir est oligarchique, cette oligarchie tempérée par des mécanismes relevant de la démocratie n’est a priori ni bonne ni mauvaise, elle est. Faut-il continuer à faire croire que le système n’a pas changé car les mots n’ont pas changé?

 

-La question de la légitimité

La légitimité est une notion au cœur du droit public. C’est le socle ou les racines de l’édifice. Elle fonde la norme. Or les légitimités sont en question. La légitimité politique n’est plus seulement démocratique ou bien encore le concept même de démocratie est affecté de transformations profondes.

 

Par ailleurs, la légitimation de l’ordre juridique s’opère par la reconnaissance de valeurs partagées qui fondent l’existence d’une communauté. Dans nos sociétés ce sont les droits de l’homme qui incarnent de telles valeurs. Mais la question peut se poser de savoir si derrière l’adhésion à des termes communs il existe une équivalence des concepts. Le principe de dignité en est un exemple topique.

 

Les équilibres de pouvoirs et de légitimités se déplacent. Le droit des minorités conduit à l’expression de revendications communautaristes que le droit national ou européen est amené à prendre en compte. La participation du Peuple passe de plus en plus par la voix de représentants de communautés entre lesquelles le pouvoir politique tente d’arbitrer. Aux individus, à la société civile, la voix de l’émotion, à l’expert celle du savoir. Le Peuple a toujours été une entité abstraire ou idéologiquement mobilisé, il pouvait cependant se constituer autour de valeurs communes. Aujourd’hui il est la somme d’autonomies personnelles, demain probablement réorganisées et concurrencées autour de valeurs communautaires.

De manière horizontale, l’enchevêtrement des géographies de la démocratie, locale, nationale, européenne et d’ordres juridiques non hiérarchisés, multipolaires, ouvre de nouveaux champs à un système dans lequel l’auteur réel de la décision n’est pas clairement identifiable.

 

-Un système mixte : la démocratie libérale

Porté à la fois par une certaine conception du fonctionnement des institutions politiques et par un système de valeurs, incarné pour l’essentiel dans les droits de l’homme, le modèle démocratique occidental s’est proposé comme un modèle universel.

En réalité le système occidental, qui a connu son apogée durant les 30 glorieuses (après guerre jusqu’aux années 1970) est un système mixte démocratique et libéral. Il est démocratique en ce qu’il fonde la légitimité du pouvoir dans le Peuple qui manifeste sa souveraineté, en élisant ses représentants chargés d’exprimer la volonté générale, en adoptant sa Constitution, c’est à dire les règles de gouvernement et de vie commune, et le cas échéant en se prononçant par referendum.

Il est libéral, en ce qu’il prévoit des mécanismes de contrôle et de contrepoids visant à limiter l’exercice du pouvoir, à le modérer. Relèvent de cette logique, la séparation des pouvoirs, notamment les mécanismes de contrôle juridictionnel. C’est la traduction du postulat de Montesquieu, selon lequel, qui a du pouvoir a tendance à en abuser et seul le pouvoir arrête le pouvoir. Il est libéral également, en ce qu’il établit des limites substantielles à l’exercice du pouvoir par la reconnaissance de droits et de libertés aux personnes. On relèvera d’ailleurs que Montesquieu ne fait pas du principe démocratique le cadre le plus propice à l’exercice libéral du pouvoir.

Or l’utilisation contemporaine du terme démocratie confond ces deux aspects du système occidental, masquant ainsi les contradictions, les conflits qui peuvent opposer la démocratie et le libéralisme. Ces conflits mettent, non seulement en relation, mais aussi en opposition, d’un côté, la souveraineté du peuple avec ses corollaires la volonté générale et l’intérêt général, de l’autre, les droits individuels, les pouvoirs du juge, les droits des communautés…La notion d’état de droit vise à assurer ,au nom de principes substantiels, la protection du citoyen contre un Etat qui aurait la tentation d’abuser de son pouvoir, aussi légitime soit-il.

Cet état de droit relève d’une autre logique que la logique démocratique, il privilégie le pouvoir d’empêcher sur celui de décider.

Dans ce contexte, la prévalence du concept d’état de droit, la crise du principe démocratique, due notamment au fait que les responsables politiques ont perdu une large partie de leur capacité à décider, la complexité des rapports entre les ordres juridique, accordent dans le système institutionnel une place centrale à la figure du juge qui se pose en concurrent du pouvoir politique.

-Les mutations des concepts structurants de l’ordre constitutionnel

Ces évolutions se manifestent dans le droit constitutionnel, essentiellement, par la mutation de trois concepts qui structurent ce droit : -la souveraineté ;

-la démocratie  et  -la séparation des pouvoirs.

Ces évolutions sont en partie liées, mais on peut les distinguer pour la clarté de l’analyse.

S’agissant de la souveraineté :

Alors qu’il y a historiquement et conceptuellement une identification entre l’Etat et la souveraineté, la construction d’institutions supranationales, notamment sur le plan européen, et le développement de l’idée selon laquelle les Etats sont soumis au respect des droits fondamentaux, conduisent à un dépérissement progressif du principe de souveraineté. De manière moins institutionnelle, les contraintes financières et économiques agissent dans le même sens. Sur le plan interne le principe de l’état de droit matériel concurrence le principe démocratique. Il conduit à considérer que certaines normes, certains principes seraient hors de portée du Constituant. Ce qui renvoie aux mutations du concept de démocratie

Ce que l’on appelle démocratie aujourd’hui correspond, comme on l’a vu, à l’agrégat de certains concepts dont l’articulation reste largement indéfinie: division des pouvoirs, libertés individuelles, juridicisation de la société, état de droit… Il s’agit à la fois d’un principe de légitimation du pouvoir, de mécanismes de garantie des droits et de principes idéologiques évolutifs et dans la détermination substantielle desquels les juges jouent un rôle déterminant.  

         La notion de démocratie majoritaire est contestée en ce qu’elle implique la détermination des règles de comportement par une majorité censée incarnée la volonté générale, l’intérêt général. Ainsi la reconnaissance de droits propres à des catégories particulières constituées en fonction de leur sexe, de leur âge, de leur langue ou de leur comportement sexuel fait éclater l’unité reconnue au groupe social et la notion même d’intérêt commun, d’intérêt partagé, d’intérêt général.

  1. notion de société civile tend, par exemple, par l’intermédiaire des ONG défendant des intérêts particuliers, ou celle des courants de pensée, à morceler la société politique. Par ailleurs, et sur un autre registre, les sondages, dont l’action devrait être étudiée en relation avec le développement des nouveaux moyens de communication et le rôle de l’image et de l’émotionnel dans la formation de l’opinion, constituent le mirage d’une démocratie directe à laquelle se soumet l’action politique.

La démocratie semi directe qui s’exprime notamment par le mécanisme référendaire est très largement écartée comme le montrent les récentes tribulations du RIP desservi par une procédure mal conçue, ou conçue pour ne pas servir, et une méfiance institutionnelle envers le Peuple, partagée par les politiques et les juges.

La démocratie participative renvoie en fait à la question de la participation des destinataires de la norme à son élaboration. Elle traduit le passage d’une conception universaliste de la norme légitimée à la fois par le fait qu’elle est l’émanation de la majorité et qu’elle tend à la réalisation de l’intérêt général, à une conception plus catégorielle qui prend en compte la diversité des destinataires de la norme, leurs attentes, leur réceptivité.

Il n’en reste pas moins que si cette forme de « démocratie » présente bien des vertus, notamment en donnant plus de transparence à l’exercice du pouvoir de décision, elle présente aussi bien des défauts. Notamment cette procéduralisation qui vise à la transparence peut conduire paradoxalement à bien des manipulations. Qui est qui ? qui représente quoi ? telles sont les questions, souvent sans réponses, que pose la démarche participative.

Dans ce nouveau système la tentation est de considérer que la légitimité n’est plus celle tirée de l’expression majoritaire du Peuple, c’est celle de l’impartialité, de la réflexivité, de la proximité, de l’expertise, de l’efficacité…

 Enfin la séparation des pouvoirs est marquée par une évolution qui conduit à substituer comme division cardinale celle qui distingue le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire ou juridictionnel à celle qui sépare le pouvoir dit « exécutif » du pouvoir dit « législatif » .

 

-La place des juges dans le système institutionnel et politique

*Juges et politiques : le retour d’un conflit historique

Le conflit de légitimité entre le pouvoir politique et le pouvoir des juges n’est pas nouveau. Ainsi, en France au XVIIIème siècle, certains parlementaires allaient jusqu’à soutenir l’idée, fausse, de l’antériorité des parlements, c’est à dire des Cours de justice sur la monarchie et donc leur légitimité à faire des lois. Les conflits entre la monarchie et les parlements d’Ancien Régime ont empêché les réformes nécessaires, ce qui explique que la Révolution française s’est faite, autant sinon plus, contre les juges que contre le Roi et la méfiance fortement ancrée dans l’esprit politique français à l’égard du corps judiciaire. Invoquant le droit naturel, les Parlements estimaient pouvoir résister à la volonté politique. Comme l’écrit Saint Simon, « la Robe ose tout, usurpe tout, domine tout ».

En France, la République prendra sa revanche. Le pouvoir politique s’affirme vis à vis du judiciaire.

Aujourd’hui, la justice s’affirme comme pouvoir, indépendamment de la terminologie constitutionnelle, portée, notamment, par le renforcement du rôle des juridictions supranationales et constitutionnelles et la multiplication des fonctions que le juge s’attribue ou que la société lui confie.

Le conflit potentiel entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire se manifeste, sur le plan normatif, le juge retrouvant avec le recours aux droits fondamentaux, l’argument du droit naturel. Il se manifeste aussi par le contrôle exercé sur l’activité politique. La montée en puissance du pouvoir judiciaire et le, relatif et corrélatif, affaiblissement du pouvoir politique génèrent, par ailleurs, des conflits Prenant tardivement conscience de la puissance des juges, des hommes politiques mettent en cause les décisions qu’ils rendent, leur impartialité, sapant ainsi les bases mêmes de la justice, en tant qu’institution. De leur côté des juges critiquent sans vergogne telle ou telle politique, voir telle ou telle personnalité, ou telle loi, sapant l’autorité du pouvoir politique.

*la question de la légitimation du pouvoir des juges

Comme le relève Jacques Kyren: « en démocratie quiconque exerce du pouvoir doit le détenir du peuple ; de quelle légitimité peuvent se prévaloir nos juges ?».

Il existe pourtant des liens entre la démocratie et le pouvoir des juges. Ainsi garants de la régularité des élections, les juges sont les garants du bon fonctionnement de la démocratie.

Plus généralement, la justice entretient un lien étroit avec la démocratie en ce que, en France, elle est rendue au nom du Peuple. Dans le même sens, et par exemple, l’article 117 de la Constitution espagnole prévoit que la justice émane du Peuple. Mais on peut considérer qu’il s’agit dans l’un et l’autre cas de figures symboliques.

 

La justice est appréciée comme un contre-pouvoir au pouvoir politique. Comme le relève Michel Troper « la difficulté essentielle tient la nécessité de concilier l’idée d’un contre-pouvoir avec la théorie démocratique c’est-à-dire de qualifier de démocratique un système dans lequel le peuple, ou ses représentants, ne détiendrait pas seuls le pouvoir mais se verraient opposer un contre-pouvoir. La présentation la plus cohérente est que nous sommes en présence d’un gouvernement mixte ».

 

Dire que le pouvoir du juge n’est pas fondé sur une légitimité démocratique ne veut pas dire qu’il n’est pas légitime. Sa légitimité est autre, c’est celle du tiers impartial.

 

La légitimité du juge est en réalité fondée sur le droit du justiciable de bénéficier d’un procès équitable et de pouvoir faire valoir les droits qui lui sont reconnus, c’est l’impartialité qui constitue l’élément légitimant de la fonction du juge. L’analyse de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qu’elle développe l’exigence de l’impartialité objective s’inscrit parfaitement dans cette logique. Ce n’est pas seulement l’impartialité réelle du juge qui est exigée mais une situation dans laquelle le justiciable n’a pas de raison d’émettre un doute raisonnable sur l’impartialité de son juge. Non seulement le juge doit être impartial mais il doit donner l’apparence de l’impartialité ou plus exactement éviter de prêter le flanc à la critique de partialité. L’indépendance des juges et des tribunaux n’est pas un privilège octroyé dans leur intérêt propre mais elle leur est garantie dans l’intérêt des justiciables et elle est nécessaire pour maintenir la confiance du public dans l’impartialité de l’administration de la justice

Si c’est l’impartialité qui fonde la légitimité du juge, l’indépendance du juge n’est qu’un instrument au service de cette exigence. En effet si l’impartialité implique l’indépendance, la réciproque n’est pas nécessairement vraie. En effet un juge dépendant du pouvoir politique serait, ou pourrait être, soupçonné d’être partial, il n’est en tous cas plus ce « tiers impartial ». En revanche un juge indépendant du pouvoir politique peut ne pas être impartial, ou ne pas le paraître, s’il est dépendant d’engagements politiques, religieux, philosophiques, d’intérêts publics ou privés.

 

*La distinction des fonctions juridictionnelle et politique

Ainsi il convient de distinguer fondamentalement la fonction du pouvoir politique de celle de la justice.

Au premier il appartient de conduire la politique de la Nation, de décider, sa légitimité étant fondée sur le mandat accordé par le Peuple, au second il appartient de juger les différends dans le cadre des règles fixées par le pouvoir politique et de contrôler l’action du pouvoir politique, non pas au regard de son opportunité, mais seulement pour s’assurer que ce pouvoir respecte les règles qu’il s’est fixé à lui-même ou les règles par lesquelles le constituant encadre son action. Il ne peut vouloir et c’est peut-être en cela que Montesquieu indique que son pouvoir est « nul ». De ce point de vue, la récente décision du Conseil constitutionnel relative à la loi modifiant l’âge légal de la retraite doit être approuvée. Le juge constitutionnel se borne à vérifier que la procédure suivie était rendue possible par la Constitution et non pas si elle était justifiée ou utilisée à bon escient. Il n’intervient pas dans le processus politique, ni pour tenter de résoudre une crise.

Lorsque certains magistrats font valoir qu’il leur appartient d’adapter le droit aux évolutions de la société, ils empiètent sur la fonction même du pouvoir politique. Le juge est un garant, il ne doit pas avoir de volonté propre. Voici un discours bien loin de la réalité. Il suffit pour cela de se référer à la jurisprudence de la Cour EDH, pour ne citer qu’elle, qui sur le fondement de principes aussi communément admis que substantiellement non définis, l’état de droit ou le principe de non-discrimination, impose aux Etats des conceptions idéologiques qui ne résultent nullement du texte de la Convention. Pour prendre un exemple, une assemblée parlementaire ou un constituant est parfaitement légitime à définir le mariage soit, comme une union entre personnes de sexes différents soit, au contraire de rendre le sexe indifférent à la conclusion d’un mariage, le juge n'a aucune légitimité à en décider.

Les crises qui se développent entre le pouvoir politique et les juges, en Israël et, sous une forme moins vive, dans certains pays européens comme la Pologne et la Hongrie, traduisent ce conflit majeur. Il s’agit probablement d’apporter des réponses contestables dangereuses à de vraies questions. Condamner sans tenter de comprendre s’avère probablement contreproductif.

 

-Lorsque le vote n’embraye plus sur la décision politique

Pour en revenir au propos de départ l’on glisse peu à peu d’un système démocratique à un système dans lequel le juge impose des conceptions idéologiques et morales ; dans lequel des autorités administratives indépendantes, par leur existence même et le développement de leur champ d’intervention, démontrent la crise de légitimité du pouvoir politique ; dans lequel des instituts financiers indépendants et des organismes supranationaux fixent le cadre des politiques économiques et sociales ; dans lequel des comités de sages ou d’experts dessinent l’avenir de notre condition humaine ; dans lequel des ONG défendent des intérêts particuliers sous couvert d’une neutre bienfaisance ; dans lequel des experts forment des conventions citoyennes dont les membres sont désignés aléatoirement  ….

On peut comprendre dans ce contexte que le citoyen, qui n’est ni juge, ni expert, ni militant, ni tiré au sort…ait le sentiment que son vote est inutile. La démocratie exige que ceux à qui l’on confie le pouvoir puissent décider et que leur pouvoir soit légitimé par une forme de confiance. Si ces deux exigences sont affaiblies, la démocratie est malade. Mais peut être que la démocratie libérale, probablement l’un des régimes les plus équilibrés que les sociétés humaines aient connu, a fait son temps. Les alternatives sont difficiles à dessiner, vient peut-être le temps soit des régimes autoritaires, soit du délitement de nos sociétés, les deux sont à craindre et ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. L’alchimie en cours n’est pas si facile à interpréter. Nous avons déjà du mal à identifier chacune des mutations, nous peinons davantage à mettre au jour leur entrelacement.

 

Ces analyses se veulent marque de lucidité, elles ne sont bien sûr pas exemptes de partialité. Analyser c’est d’abord se mettre d’accord sur les questions, le débat sur les réponses vient ensuite, il est jugements de valeurs, choix d’un type de société, dont la Constitution, je le rappelle, est à la fois le cadre et le miroir. 

 

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