Questions sur la fédéralisation de l’Union européenne
Si la nature de l’Union européenne répond difficilement aux critères juridiques qui permettent de définir une fédération, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une structure en voie de fédéralisation sans que cette évolution ne soit, en l’état, le fruit des traités, ni qu’elle s’inscrive dans une logique démocratique. La Cour de justice de l’Union européenne joue un rôle déterminant en la matière. Par ailleurs deux phénomènes accentuent ce mouvement :le développement des compétences financières et le recours aux « valeurs de l’Union ».
Mots clés : fédération, Cour de justice de l’Union européenne, Budget européen, valeurs , état de droit
La doctrine, européaniste ou constitutionnaliste, produit des analyses discordantes sur la nature juridique de l’Union européenne. La référence aux catégories existantes s’avère décevante ou approximative, d’où la tentation, tout aussi approximative, à laquelle nous cédons, de parler d’un ordre juridique sui generis. Il n’en reste pas moins que confronter la structure européenne aux catégories existantes est l’un des moyens permettant de mieux appréhender sa nature. Il convient cependant de s’inscrire dans une logique dynamique.
L’Union européenne est-elle une structure de nature fédérale ?
Plusieurs structures politiques peuvent être invoquées, notamment l’empire, la confédération et la fédération. C’est cette dernière structure, ou ce modèle de structuration, que nous prendrons en compte ici.
La perspective d’un État fédéral, ou d’une fédération, ce qui est plus réaliste, a souvent a souvent été invoquée pour caractériser la voie vers laquelle se dirige l’Union européenne.
L'acte fondateur d'un État fédéral est une Constitution (et non un traité, comme dans la Confédération). Les entités fédérées y organisent (par une Assemblée constituante) les institutions du nouvel État et répartissent les compétences entre l'Union (c'est-à-dire l'État central) et les États fédérés.
L'État fédéral est caractérisé par la superposition de deux ordres juridiques : les citoyens sont soumis à la fois à un droit élaboré par l'État fédéral et à un droit émanant de son État fédéré. Aussi, alors que le droit fédéral s'applique à tous les citoyens, ceux-ci, dans les domaines attribués aux États membres, sont soumis à des règles qui peuvent varier profondément d'un État fédéré à l'autre.
D'un système à l'autre, les domaines ouverts à l'intervention des partenaires changent ; la Constitution fixe les règles de la répartition des compétences entre eux, mais les États fédérés n'ont jamais la plénitude de compétences propre à l'État souverain. En entrant dans la Fédération, ils ont dû sacrifier des attributions, les abandonner à l'Union.
La fédération ne prend cependant pas nécessairement une forme étatique. selon Olivier Baud la fédération peut ne pas être un état fédéral mais une association fédérative, ou un ordre politique sans souveraineté. Selon lui, le concept de souveraineté est inadéquat pour penser le phénomène fédéral car la fédération présuppose, à l'inverse de l'unité de la souveraineté une dualité de puissance : la puissance fédérale et les puissances fédérées. On relèvera de ce point de vue, que si l’idée d’une souveraineté partagée est conceptuellement impossible, au regard de son caractère indivisible, il est concevable de partager l’exercice de compétences qui relèvent de la souveraineté.
Comme le relève O. Beaud, l'homogénéisation politique est une loi historique des fédérations. De ce point de vue, la prise en compte du processus fédéral aux Etats-Unis est intéressante.
Aux États-Unis la fédération d'Etats s'est constituée à un moment où les treize colonies n'avaient pas encore d'armature institutionnelle forte, ni d'histoire politique longue. Il ne s'agissait pas pour ces Etats de se déprendre de leur souveraineté mais plutôt de la renforcer en s’unissant[1] . Lors de la constitution des Etats d’Amérique et dans l’esprit même de la Convention de Philadelphie, la fédération n’est pas conçue comme un Etat. Le gouvernement fédéral n’est pas un Etat mais le gouvernement d’une fédération d’Etats. L’évolution de ce système résulte, pour reprendre les termes d’Elisabeth Zoller, d’un « engrenage qui échappe à ses auteurs ».
Le mouvement de constitutionnalisation de l’ordre juridique fédéral, son « étatisation », est l’œuvre de la Cour suprême fédérale.
Il est possible de considérer que l’Union européenne est une quasi-fédération caractérisé par l'expansion constante des compétences de l'Union européenne, l'élargissement des matières où est admis le vote à la majorité qualifiée, et la suprématie du droit communautaire, mise en œuvre par la Cour de justice.
Mais ce n’est pas juridiquement une fédération. D’abord, dans le Préambule des traités, prudemment, l’Union ne se détermine pas comme une fédération. Il n’est pas fait référence à l’existence d'une union politique, même si l'on pourrait prétendre qu'une union des peuples de l'Europe ne saurait être que politique. L’Union est censée être de plus en plus étroite, mais il n'est pas précisé quel serait-ce type d'unité.
Par ailleurs, la reconnaissance d'un droit de retrait, propre à tout un membre et qui lui est reconnu par le traité est aussi étranger au pacte fédératif.
Mais surtout ce qui sépare l'Union d'une véritable fédération c'est que les institutions de l'Union ne disposent pas de la compétence de décider en dernier ressort ou de de modifier la Constitution. les États membres ont conservé la compétence de la compétence. Ils disposent d’un droit de veto lorsque leurs intérêts fondamentaux sont en jeu.
Ainsi, il est permis de considérer que l'Union européenne est ni une confédération ni une fédération mais une forme mixte. Elle associe certaines modalités confédérales (Conseils européens) à certaines modalités fédérales (Commission, Parlement, Cour de justice et Banque centrale européenne).
Les outils de la « fédéralisation » de l’Union européenne
Cette fédéralisation s’opère, indépendamment des traités ou de la volonté des Etats membres, essentiellement sous l’influence de deux facteurs : le rôle joué par la Cour de justice de l’Union européenne et les opérations budgétaires et financières.
*l’action « fédérative » de la Cour de justice de l’Union européenne
Les deux grands principes structurant du droit européen, l'applicabilité directe et la primauté du droit de l’Union, ont été établis par la Cour de justice de l’Union européenne (alors Cour de justice des Communautés européennes)[2].
De manière générale, la Cour de justice interprète extensivement les compétences de l’Union en faisant référence à la théorie des compétences implicites[3].
Par ailleurs, grâce à la procédure du renvoi préjudiciel, l'Union européenne s'est dotée d'une arme très efficace pour maintenir l'unité du droit européen dans le ressort des États membres. C'est un des domaines où le phénomène de la fédéralisation est le plus accentué.
Si la règle de l’unanimité s’applique lorsque les intérêts vitaux de l’Etat sont en jeu, c’est, in fine, la Cour de justice qui décide de la question de savoir si de tels intérêts sont en jeu.
Ainsi, le mouvement de fédéralisation de l’ordre juridique fédéral, est l’œuvre de la Cour de justice qui se pose en cour suprême fédérale.
Cependant la Cour de justice de l’Union européenne ne peut être considérée comme une véritable Cour constitutionnelle[4]. En effet, l’objet d’une cour constitutionnelle, est notamment d’assurer la suprématie de la Constitution à l’égard de tous les organes de l’État et des citoyens. Or dans de nombreux Etats, notamment en France, le droit européen prévaut sur la loi nationale, non pas en vertu de la norme européenne, mais en vertu de la norme constitutionnelle nationale.
*La fédéralisation budgétaire et financière
Pour faire face à des circonstances exceptionnelles sur le plan économique ou financier, les institutions européennes se sont vues investies de missions nouvelles, parfois de manière subreptice, voire contra legem[5], parfois de manière explicite, à la demande des Etats membres[6]. En 2020, la Commission s’est vue investie, de la compétence pour émettre des titres de dette commune afin de financer un instrument temporaire pour la relance après la crise sanitaire appelé “Next Generation EU” et doté de 750 milliards d’euros[7].
De ce point de vue, la référence au fédéralisme américain est éclairante. Cette procédure est similaire à celle qu'avaient connu les États-Unis après la guerre d’indépendance quand les États fédérés avaient voulu se défausser des dettes de guerres sur l’Etat fédéral[8]. La création d’un Fonds de relance et de rachat des dettes étatiques par l’Etat fédéral américain en 1790 a renforcé le fédéralisme.
Cette procédure, utilisée à la suite de la crise de la Covid, constitue ce que l’on a pu appeler un mouvement « Hamiltonien ». En effet Hamilton avait défendu, dans les années 1780, la mutualisation des dettes de guerre entre les États confédérés dont les finances publiques étaient très disparates. Il est à craindre, ou à espérer, selon les points de vue, que cette décision ouvre la voie à la constitution d'une Europe politique qui, encore une fois, n’aurait pas été vraiment décidée.
*Les valeurs de l’Union : outil d’intégration européenne
L’Union européenne est à la recherche de son identité par la référence aux valeurs sur lesquelles elle s’estime fondée. En réalité, la référence à ces valeurs communes, dont la Cour de justice s’érige en gardienne, constitue un outil très efficace en vue d’une intégration qui dépasse très largement les objectifs de l’Union et qui contribue au développement des conflits entre l’Union et certains Etats qui entendent affirmer leur propre identité.
L’’Union européenne ne constitue pas un ordre juridique fondé sur le principe démocratique. Ne pouvant trouver sa justification dans des compétences de nature essentiellement économiques ou financières, l’Union européenne se réfère à des valeurs censées constituer son identité.
Faute de demos, l’Union fait référence à l’universalisme abstrait des droits fondamentaux.
Ainsi l’article 2 du TUE stipule que: « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
La portée des valeurs auxquelles il est fait référence doivent peu à une détermination par des organes politiques ,mais sont le fruit d’organes a-politiques, ou tout du moins a-démocratiques, Cour européenne des droit de l’homme, Commission de Venise du Conseil de l’Europe... Plus encore les O.N.G., dont l’appartenance à la « société civile » tient lieu de brevet de légitimité.
Parmi les valeurs de l’Union, le concept d’état de droit, concept valise, joue désormais, un rôle stratégique à la fois de délégitimation des fonctions régaliennes et de de légitimation des atteintes portées à la souveraineté nationale par les institutions européennes[9].
Indépendamment de la procédure, difficile à mettre en œuvre, de l’article 7 du traité, qui permet de sanctionner un État qui ne respecte pas les exigences de l’état de droit, notamment par une suspension du droit de vote, une autre procédure, plus simple et plus efficace, visant à imposer le respect de ce même principe, a été mise en œuvre, en dehors des dispositions prévues par le Traité.
Particulièrement topique, et s’inscrivant dans le sens de la fédéralisation budgétaire et financière, la conditionnalité de l'aide distribuée au titre du Fonds de relance au respect de l'état de droit permet à la Commission, en cas de violation de l'état de droit susceptible d'affecter la gestion des fonds ou les intérêts financiers de l’Union, de priver les Etats « coupables » des aides du plan de relance européen. Sont ainsi visées des « valeurs fondamentales de l’Union dont l'indépendance du pouvoir judiciaire ».
L’argumentation liée au bon fonctionnement de la justice est au cœur de la décision du 16 février 2022 (C-175/21) par laquelle la Cour de justice de l’Union européenne rejette le recours de la Pologne et de la Hongrie contre ce mécanisme de sanction qui habilite la Commission à suspendre les aides aux pays-membres ne respectant pas les « valeurs de l’Union ».
Le raisonnement de la Cour est porteur d’un élargissement des compétences de l’Union.
La Cour pose le postulat selon lequel «les droits et pratiques des États membres devraient continuer de respecter les valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée ». Parmi ces valeurs, l’état de droit occupe, selon la Cour une place prééminente. Ainsi, l’état de droit n’est que le nom générique de l’ensemble des valeurs inscrites dans le traité et son respect, comme sa mise en œuvre, sont un fondement à l’intervention des institutions et au contrôle de la juridiction européennes. La la Cour écarte la réserve liée au respect des compétences étatiques relatives à leur structure constitutionnelle, marquant ainsi la subordination du droit constitutionnel des Etats, tant sur le plan de l’interprétation des valeurs communes qu’en ce qui concerne les questions institutionnelles, aux principes tels que définis préalablement.
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Il est bien d’autres manifestations, fussent-elles moins emblématiques, de la manière dont la référence aux valeurs de l’Union sert d’appui à un élargissement de ses compétences.
Il apparait clairement que l’Union Européenne est à un tournant de son histoire. A la recherche de ses frontières, l’Europe est également confrontée aux défis d’un éventuel élargissement. La construction d’un nouveau modèle institutionnel et de nouvelles relations entre les Etats et l’Union visent à répondre à la nécessité de donner à l’Europe un avenir à la fois respectueux des identités nationales et facteur de puissance.
Bertrand MATHIEU
Professeur émérite de l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne
[1] Cf. C. Spector, op. cité, p. 38
[2] Costa c. ENEL, 15 juillet 1964. Affaire 6-64 et van Gend & Loos 5 février 1963, Affaire 26-62.
[3] Accord européen sur les transports routiers du 31 mars 1971, Affaire 22-70.
[4] Pour une analyse d’ensemble sur cette question, cf. L. FAVOREU « Les cours de Strasbourg et de Luxembourg ne sont pas des cours constitutionnelles », in Mélanges Dubouis, Dalloz, 2002, p. 35 ; cf. également les analyses de H. GAUDIN, La Cour de justice, juridiction constitutionnelle ?, Revue des affaires européennes.
, 2000, p. 209 et s et de J.F. Flauss et de G. Drago in La constitution européenne : une Constitution ?, Revue des affaires européennes, 2001,2002, n°6, p. 703 et 721
[5] v. not. l’arrêt BVerfG, 5 mai 2020, 2 BvR 859/15.
[6] Cf. Arenas thèse précitée
[7] Cette somme est considérable à l’échelle de l’Union car elle représente près des 3/4 de son budget pluriannuel (2021-2017), soit environ 4 fois le budget annuel.
[8] Cf. H. Guaino, A la septième fois, les murailles tombèrent, 2023, p. 329
[9] Cf. J. E Schoettl, La notion européenne d’état de droit et les souverainetés nationales